Франція. Émile ou de l’Éducation-2

 

Jean-Jacques Rousseau (1762)

 

Émile ou de l’Éducation

 

Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées ; peut-être au besoin seront-elles tardives, insuffisantes : mais souvenez-vous que ce ne sont point celles que j'ai voulu tirer de cette étude. En la commençant, je me proposais un autre objet ; et sûrement, si cet objet est mal rempli, ce sera la faute du maître.

 

Songez qu'aussitôt que l'amour-propre est développé, le moi relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le jeune homme n'observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux. Il s'agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés. Je vois, à la manière dont on fait lire l'histoire aux jeunes gens, qu'on les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages qu'ils voient, qu'on s'efforce de les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôt Alexandre ; de les décourager lorsqu'ils rentrent dans eux-mêmes ; de donner à chacun le regret de n'être que soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas ; mais, quant à mon Émile, s'il arrive une seule fois, dans ces parallèles, qu'il aime mieux être un autre que lui, cet autre fût-il Socrate, fût-il Caton, tout est manqué : celui qui commence à se, rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s'oublier tout à fait.

 

Ce ne sont point les philosophes qui connaissent le mieux les hommes ; ils ne les voient qu'à travers les préjugés de la philosophie ; et je ne sache aucun état où l'on en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s'indigne des nôtres, et dit en lui-même: Nous sommes tous méchants ; l'autre nous regarde sans s'émouvoir, et dit : Vous êtes des fous. Il a raison, car nul ne fait le mal pour le mal. Mon élève est ce sauvage, avec cette différence qu'Émile, ayant plus réfléchi, plus comparé d'idées, vu nos erreurs de plus près, se tient plus en garde contre lui-même et ne juge que de ce qu'il connaît.

 

Ce sont nos passions qui nous irritent contre celles des autres ; c'est notre intérêt qui nous fait haïr les méchants ; s'ils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui qu'ils se font à eux-mêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connaître combien leur propre cœur les en punit. Nous sentons l'offense et nous ne voyons pas le châtiment ; les avantages sont apparents, la peine est intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices n'est pas moins tourmenté que s'il n'eût point réussi ; l’objet est changé, l'inquiétude est la même ; ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur cœur, leur conduite le montre en dépit d'eux : mais pour le voir, il n'en faut pas avoir un semblable.

 

Les passions que nous partageons nous séduisent ; celles qui choquent nos intérêts nous révoltent, et, par une inconséquence qui nous vient d'elles, nous blâmons dans les autres ce que nous voudrions imiter. L'aversion et l'illusion sont inévitables, quand on est forcé de souffrir de la part d'autrui le mal qu'on ferait si l'on était à sa place.

 

Que faudrait-il donc pour bien observer les hommes  ? Un grand intérêt à les connaître, une grande impartialité à les juger, un cœur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines, et assez calme pour ne les pas éprouver. S'il est dans la vie un moment favorable à cette étude, c'est celui que j'ai choisi pour Émile : plus tôt, ils lui eussent été étrangers, plus tard, il leur eût été semblable. L'opinion dont il voit le jeu n'a point encore acquis sur lui d'empire ; les passions dont il sent l'effet n'ont point agité son cœur. Il est homme, il s'intéresse à ses frères ; il est équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, s'il les juge bien, il ne voudra être à la place d'aucun d'eux ; car le but de tous les tourments qu'ils se donnent, étant fondé sur des préjugés qu'il n'a pas, lui paraît un but en l'air. Pour lui, tout ce qu'il désire est à sa portée. De qui dépendrait-il, se suffisant à lui-même et libre de préjugés ? Il a des bras, de la santé  , de, la modération, peu de besoins et de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus grand des maux qu'il conçoit est la servitude. Il plaint ces misérables rois, esclaves de tout ce qui leur obéit ; il plaint ces faux sages enchaînés à leur vaine réputation ; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste ; il plaint ces voluptueux de parade qui livrent leur vie entière à l'ennui pour paraître avoir du plaisir. Il plaindrait l'ennemi qui lui ferait du mal à lui-même ; car, dans ses méchancetés, il verrait sa misère. Il se dirait : En se donnant le besoin de me nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien.

 

 

Encore un pas et nous touchons au but. L'amour-propre est un instrument utile, mais dangereux ; souvent il blesse la main qui s'en sert, et fait rarement du bien sans mal. Émile, en considérant son rang dans l'espèce humaine et s'y voyant si heureusement placé, sera tenté de faire honneur à sa raison de l'ouvrage de la vôtre, et d'attribuer à son mérite l'effet de son bonheur. Il se dira : je suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant il les méprisera, en se félicitant il s'estimera davantage ; et, se sentant plus heureux qu'eux, il se croira plus digne de l'être. Voilà l'erreur la plus à craindre, parce qu'elle est la plus difficile à détruire. S'il restait dans cet état il aurait peu gagné à tous nos soins : et s'il fallait opter, je ne sais si je n'aimerais pas mieux encore l'illusion des préjugés que celle de l'orgueil.

 

Les grands hommes ne s'abusent point sur leur supériorité ; ils la voient, la sentent, et n'en sont pas moins modestes. Plus ils ont, plus ils connaissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur élévation sur nous qu'humiliés du sentiment de leur misère ; et, dans les biens exclusifs qu'ils possèdent, ils sont trop sensés pour tirer vanité d'un don qu'ils ne se sont pas fait. L'homme de bien peut être fier de sa vertu, parce qu'elle est à lui ; mais de quoi l'homme d'esprit est-il fier  ? Qu'a fait Racine pour n'être pas Pradon  ? Qu'a fait Boileau pour n'être par Cotin  ?

 

Ici c'est tout autre chose encore. Restons toujours dans l'ordre commun. Je n'ai supposé dans mon élève ni un génie transcendant, ni un entendement bouché. Je l'ai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut l'éducation sur l'homme. Tous les cas rares sont hors des règles. Quand donc, en conséquence de mes soins, Émile préfère sa manière d'être, de voir, de sentir, à celle des autres hommes, Émile a raison ; mais quand il se croit pour cela d'une nature plus excellente, et plus heureusement né qu'eux, Émile a tort : il se trompe ; il faut le détromper, ou plutôt prévenir l'erreur, de peur qu'il ne soit trop tard ensuite pour la détruire.

 

Il n'y a point de folie dont on ne puisse guérir un homme qui n'est pas fou, hors la vanité ; pour celle-ci, rien n'en corrige que l'expérience, si toutefois quelque chose en peut corriger ; à sa naissance, au moins, on peut l'empêcher de croître. N'allez donc pas vous perdre en beaux raisonnements pour prouver à l'adolescent qu'il est homme comme les autres et sujet aux mêmes faiblesses. Faites-le lui sentir, ou jamais il ne le saura. C'est encore ici un cas d'exception à mes propres règles ; c'est le cas d'exposer volontairement mon élève à tous les accidents qui peuvent lui prouver qu'il n'est pas plus sage que nous. L'aventure du bateleur serait répétée en mille manières, je laisserais aux flatteurs prendre tout leur avantage sur lui : si des étourdis l'entraînaient dans quelque extravagance, je lui en laisserais courir le danger ; si des filous l'attaquaient au jeu, je le leur livrerais pour en faire leur dupe   ; je le laisserais encenser, plumer, dévaliser par eux ; et quand, l'ayant mis à sec, ils finiraient par se moquer de lui, je les remercierais encore en sa présence des leçons qu'ils ont bien voulu lui donner. Les seuls pièges dont je le garantirais avec soin seraient ceux des courtisanes. Les seuls ménagements que j'aurais pour lui seraient de partager tous les dangers que je lui laisserais courir et tous les affronts que je lui laisserais recevoir. J'endurerais tout en silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui en dire un seul mot, et soyez sûr qu'avec cette discrétion bien soutenue, tout ce qu'il m'aura vu souffrir pour lui fera plus d'impression sur son cœur que ce qu'il aura souffert lui-même.

 

Je ne puis m'empêcher de relever ici la fausse dignité des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages, rabaissent leurs élèves, affectent de les traiter toujours en enfants, et de se distinguer toujours d'eux dans tout ce qu'ils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes courages, n'épargnez rien pour leur élever l'âme ; faites-en vos égaux afin qu'ils le deviennent ; et, s'ils ne peuvent encore s'élever à vous, descendez à eux sans honte, sans scrupule. Songez que votre honneur n'est plus dans vous, mais dans votre élève ; partagez ses fautes pour l'en corriger ; chargez-vous de sa honte pour l'effacer ; imitez ce brave Romain qui, voyant fuir son armée et ne pouvant la rallier, se mit à fuir à la tête de ses soldats, en criant : ils ne fuient pas, ils suivent leur capitaine. Fut-il déshonoré pour cela  ? Tant s'en faut : en sacrifiant ainsi sa gloire, il l'augmenta. La force du devoir, la beauté de la vertu entraînent malgré nous nos suffrages et renversent nos insensés préjugés. Si je recevais un soufflet en remplissant mes fonctions auprès d'Émile, loin de me venger de ce soufflet, j'irais partout m'en vanter ; et je doute qu'il y eût dans le monde un homme assez vil   pour ne pas m'en respecter davantage.

 

Ce n'est pas que l'élève doive supposer dans le maître des lumières aussi bornées que les siennes et la même facilité à se laisser séduire. Cette opinion est bonne pour un enfant, qui, ne sachant rien voir, rien comparer, met tout le monde à sa portée, et ne donne sa confiance qu'à ceux qui savent s'y mettre en effet. Mais un jeune homme de l'âge d'Émile, et aussi sensé que lui, n'est plus assez sot pour prendre ainsi le change, et il ne serait pas bon qu'il le prît. La confiance qu'il doit avoir en son gouverneur est d'une autre espèce : elle doit porter sur l'autorité de la raison, sur la supériorité des lumières, sur les avantages que le jeune homme est en état de connaître, et dont il sent l'utilité pour lui. Une longue expérience l'a convaincu qu'il est aimé de son conducteur ; que ce conducteur est un homme sage, éclairé, qui, voulant son bonheur, sait ce qui peut le lui procurer. Il doit savoir que, pour son propre intérêt, il lui convient d'écouter ses avis. Or. si le maître se laissait tromper comme le disciple, il perdrait le droit d'en exiger de la déférence et de lui donner des leçons. Encore moins l'élève doit-il supposer que le maître le laisse à dessein tomber dans des pièges, et tend des embûches à sa simplicité. Que faut-il donc faire pour éviter à la fois ces deux inconvénients  ? Ce qu'il y a de meilleur et de plus naturel: être simple et vrai comme lui ; l'avertir des périls auxquels il s'expose ; les lui montrer clairement, sensiblement, mais sans exagération, sans humeur, sans pédantesque étalage, surtout sans lui donner vos avis pour des ordres, jusqu'à ce qu'ils le soient devenus, et que ce ton impérieux soit absolument nécessaire. S'obstine-t-il après cela, comme il fera très souvent  ? alors ne lui dites plus rien ; laissez-le en liberté suivez-le, imitez-le, et cela gaiement, franchement ; livrez-vous, amusez-vous autant que lui, s'il est possible. Si les conséquences deviennent trop fortes, vous êtes toujours là pour les arrêter ; et cependant combien le jeune homme, témoin de votre prévoyance et de votre complaisance, ne doit-il pas être à la fois frappé de l'une et touché de l'autre! Toutes ses fautes sont autant de liens, qu'il vous fournit pour le retenir au besoin. Or, ce qui fait ici le plus grand art du maître, c'est d'amener les occasions et de diriger les exhortations de manière qu'il sache d'avance quand le jeune homme cédera, et quand il s'obstinera, afin de l'environner partout des leçons de l'expérience, sans jamais l'exposer à de trop grands dangers.

 

Avertissez-le de ses fautes avant qu'il y tombe : quand il y est tombé, ne les lui reprochez point ; vous ne feriez qu'enflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot : le vous l'avais bien dit. Le meilleur moyen de faire qu'il se souvienne de ce qu'on lui a dit est de paraître l'avoir oublié. Tout au contraire, quand vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez doucement cette humiliation par de bonnes paroles. Il s'affectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous oubliez pour lui, et qu'au lieu d'achever de l'écraser, vous le consolez. Mais si à son chagrin vous ajoutez des reproches, il vous prendra en haine, et se fera une loi de ne vous plus écouter, comme pour vous prouver qu'il ne pense pas comme vous sur l'importance de vos avis.

 

Le tour de vos consolations peut encore être pour lui une instruction d'autant plus utile qu'il ne s'en défiera pas. En lui disant, je suppose, que mille autres font les mêmes fautes, vous le mettez loin de son compte ; vous le corrigez en ne paraissant que le plaindre : car, pour celui qui croit valoir mieux que les autres hommes, c'est une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur exemple ; c'est concevoir que le plus qu'il peut prétendre est qu'ils ne valent pas mieux que lui.

 

Le temps des fautes est celui des fables. En censurant le coupable sous un masque étranger, on l'instruit sans l'offenser ; et il comprend alors que l'apologue n'est pas un mensonge, par la vérité dont il se fait l'application. L'enfant qu'on n'a jamais trompé par des louanges n'entend rien à la fable que j'ai ci-devant examinée, mais l'étourdi qui vient d'être la dupe d'un flatteur conçoit à merveille que le corbeau n'était qu'un sot. Ainsi, d'un fait il tire une maxime ; et l'expérience qu'il eût bientôt oubliée se grave, au moyen de la fable, dans son jugement. Il n'y a point de connaissance morale qu'on ne puisse acquérir par l'expérience d'autrui ou par la sienne. Dans les cas où cette expérience est dangereuse, au lieu de la faire soi-même, on tire sa leçon de l'histoire. Quand l'épreuve est sans conséquence, il est bon que le jeune homme y reste exposé ; puis, au moyen de l'apologue, on rédige en maximes les cas particuliers qui lui sont connus.

 

Je n'entends pas pourtant que ces maximes doivent être développées, ni même énoncées. Rien n'est si vain, si mal entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables ; comme si cette morale n'était pas ou ne devait pas être entendue dans la fable même, de manière à la rendre sensible au lecteur! Pourquoi donc, en ajoutant cette morale à la fin, lui ôter le plaisir de la trouver de son chef  ? Le talent d'instruire est de faire que le disciple se plaise à l'instruction. Or, pour qu'il s'y plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement passif à tout ce que vous lui dites, qu'il n'ait absolument rien à faire pour vous entendre. Il faut que l'amour-propre du maître laisse toujours quelque prise au sien ; il faut qu'il se puisse dire : je conçois, je pénètre, j'agis, je m'instruis. Une des choses qui rendent ennuyeux le Pantalon de la comédie italienne, est le soin qu'il prend d'interpréter au parterre des plaises qu'on n'entend déjà que trop. Je ne veux point qu'un gouverneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut toujours se faire entendre ; mais il ne faut pas toujours tout dire : celui qui dit tout dit peu de choses, car à la fin on ne l'écoute plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui s'enfle  ? A-t-il peur qu'on ne l'ait pas compris  ? A-t-il besoin, ce grand peintre, d'écrire les noms au-dessous des objets qu'il peint  ? Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint en quelque sorte aux exemples cités, et empêche qu'on ne l'applique à d'autres. Je voudrais qu'avant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains d'un jeune homme, on en retranchât toutes ces conclusions par lesquelles il prend la peine d'expliquer ce qu'il vient de dire aussi clairement qu'agréablement. Si votre élève n'entend la fable qu'à l'aide de l'explication, soyez sûr qu'il ne l'entendra pas même ainsi.

 

 

Il importerait encore de donner à ces fables un ordre plus didactique et plus conforme aux progrès des sentiments et des lumières du jeune adolescent. Conçoit-on rien de moins raisonnable que d'aller suivre exactement l'ordre numérique du livre, sans égard au besoin ni à l'occasion  ? D'abord le corbeau, puis la cigale  , puis la grenouille, puis les deux mulets, etc. J'ai sur le cœur ces deux mulets, parce que je me souviens d'avoir vu un enfant élevé pour la finance, et qu'on étourdissait de l'emploi qu'il allait remplir, lire cette fable, l'apprendre, la dire, la redire cent et cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection contre le métier auquel il était destiné. Non seulement je n'ai jamais vu d'enfants faire aucune application solide des fables qu'ils apprenaient, mais je n'ai jamais vu que personne se souciât de leur faire faire cette application. Le prétexte de cette étude est l'instruction morale ; mais le véritable objet de la mère et de l'enfant n'est que d'occuper de lui toute une compagnie, tandis qu'il récite ses fables ; aussi les oublie-t-il toutes en grandissant, lorsqu'il n'est plus question de les réciter, mais d'en profiter. Encore une fois, il n'appartient qu'aux hommes de s'instruire dans les fables ; et voici pour Émile le temps de commencer.

 

Je montre de loin, car je ne veux pas non plus tout dire, les routes qui détournent de la bonne, afin qu'on apprenne à les éviter. Je crois qu'en suivant celle que j'ai marquée, votre élève achètera la connaissance des hommes et de soi-même au meilleur marché qu'il est possible ; que vous le mettrez au point de contempler les jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris, et d'être content de lui sans se croire plus sage que les autres. Vous avez aussi commencé à le rendre acteur pour le rendre spectateur : il faut achever ; car du parterre on voit les objets tels qu'ils paraissent, mais de la scène on les voit tels qu'ils sont. Pour embrasser le tout, il faut se mettre dans le point de vue ; il faut approcher pour voir les détails. Mais à quel titre un jeune homme entrera-t-il dans les affaires du monde  ? Quel droit a-t-il d'être initié dans ces mystères ténébreux  ? Des intrigues de plaisir bornent les intérêts de son âge ; il ne dispose encore que de lui-même ; c'est comme s'il ne disposait de rien. L'homme est la plus vile des marchandises, et, parmi nos importants droits de propriété, celui de la personne est toujours le moindre de tous.

 

Quand je vois que, dans l'âge de la plus grande activité, l'on borne les jeunes gens à des études purement spéculatives, et qu'après, sans la moindre expérience, ils sont tout d'un coup jetés dans le monde et dans les affaires, je trouve qu'on ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d'esprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que l'art d'agir est compté pour rien  ? On prétend nous former pour là société, et l'on nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie à penser seul dans sa cellule, ou à traiter des sujets en l'air avec des indifférents. Vous croyez apprendre à vivre à vos enfants, en leur enseignant certaines contorsions du corps et certaines formules de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi, j'ai appris à vivre à mon Émile ; car je lui ai appris à vivre avec lui-même, et, de plus, à savoir gagner son pain. Mais ce n'est pas assez. Pour vivre dans le monde, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut connaître les instruments qui donnent prise sur eux ; il faut calculer l'action et réaction de l'intérêt particulier dans la société civile, et prévoir si juste les événements, qu'on soit rarement trompé dans ses entreprises, ou qu'on ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour réussir. Les lois ne permettent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affaires, et de disposer de leur propre bien : mais que leur serviraient ces précautions, si, jusqu'à l'âge prescrit, ils ne pouvaient acquérir aucune expérience  ? Ils n'auraient rien gagné d'attendre, et seraient tout aussi neufs à vingt-cinq ans qu'à quinze. Sans doute il faut empêcher qu'un jeune homme, aveuglé par son ignorance, ou trompé par ses passions, ne se fasse du mal à lui-même ; mais à tout âge il est permis d'être bienfaisant, à tout âge on peut protéger, sous la direction d'un homme sage, les malheureux qui n'ont besoin que d'appui.

 

Les nourrices, les mères s'attachent aux enfants par les soins qu'elles leur rendent ; l'exercice des vertus sociales porte au fond des cœurs l'amour de l'humanité : c'est en faisant le bien qu'on devient bon ; je ne connais point de pratique plus sûre. Occupez votre élève à toutes les bonnes actions qui sont à sa portée ; que l'intérêt des indigents soit toujours le sien ; qu'il ne les assiste pas seulement de sa bourse, mais de ses soins ; qu'il les serve, qu'il les protège, qu'il leur consacre sa personne et son temps ; qu'il se fasse leur homme d'affaires : il ne remplira de sa vie un si noble emploi. Combien d'opprimés, qu'on n'eût jamais écoutés, obtiendront justice, quand il la demandera pour eux avec cette intrépide fermeté que donne l'exercice de la vertu ; quand il forcera les portes des grands et des riches, quand il ira, s'il le faut, jusqu'au pied du trône faire entendre la voix des infortunés, à qui tous les abords sont fermés par leur misère, et que la crainte d'être punis des maux qu'on leur fait empêche même d'oser s'en plaindre!

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