Франція. Contes fantastiques II

 

E. T. A. Hoffmann

Contes fantastiques II

               

Cet archet, dit le baron en l’élevant et le contemplant d’un œil brillant d’enthousiasme, cet archet ne pouvait servir qu’au grand et immortel Tartini ; et, après lui, il n’est sur toute l’étendue de la terre que deux de ses écoliers qui aient été assez heureux pour s’approprier le jeu riche, pénétrant et moelleux qu’on n’obtient qu’avec un tel archet. L’un est Nardini. C’est maintenant un vieillard de soixante-dix ans, qui n’a plus de puissance en musique qu’au fond de son âme. L’autre, vous le connaissez déjà, messieurs ; c’est moi. Je suis donc le seul, l’unique en qui survit l’art de jouer du violon ; et je n’épargne pas mon zèle et mes efforts pour propager cet art, dont Tartini fut le créateur. - Mais ! - Commençons, messieurs ! Les quartetti de Haydn furent alors joués, comme on le pense, avec une perfection telle que l’exécution ne laissa rien à désirer. Le baron était là, assis, les yeux fermés et se dandinant sur son siège. Tout à coup, il se leva, s’approcha des exécutants, jeta les yeux sur la partition en fronçant les sourcils, puis fit un léger pas en arrière, se recula tout doucement jusqu’à son fauteuil, s’y replaça, laissa tomber sa tête sur ses mains, souffla, gémit et gronda sourdement. -Halte ! s’écria-t-il tout à coup à un passage en

adagio, riche de chant et de mélodie ; arrêtez ! Par les dieux, c’est là du chant de Tartini tout pur ; mais vous ne l’avez pas bien compris. Encore une fois, je vous en prie !

Et les maîtres reprirent en souriant et à grands coups d’archet ce passage, et le baron gémit et pleura comme un enfant. Lorsque les quartetti furent achevés, le baron s’écria : - Un homme divin, cet Haydn ! Il sait aller à l’âme ; mais quant à écrire pour le violon, il ne s’en doute guère. Peut-être aussi n’y a-t-il jamais songé ; car il eût alors écrit dans la seule véritable manière, comme Tartini, et vous ne pourriez pas le jouer !

Ce fut mon tour de jouer quelques variations que Haak avait placées devant moi. Le baron se tint tout près de moi, le visage sur mes notes. On imagine la crainte dont je fus saisi en commençant, un si rude critique à mes côtés. Mais bientôt un vigoureux allégro m’entraîna tout entier. J’oubliai le baron, et je pus me mouvoir en liberté dans toute l’étendue du cercle de mes facultés, dont je disposai librement. Lorsque j’eus fini, le baron me frappa sur l’épaule et dit en

souriant : - Tu peux t’en tenir au violon, mon fils ; mais tu n’entends encore rien au coup d’archet et aux démanchés, ce qui provient sans doute de ce que tu as manqué jusqu’à ce jour d’un bon maître. On alla se mettre à table ; elle était dressée dans la salle voisine ; la profusion qui y régnait allait jusqu’à la prodigalité. Les maîtres firent bravement honneur au repas. La conversation, qui devenait de plus en plus animée, roulait exclusivement sur la musique. Le baron étala des trésors de connaissances précieuses ; son jugement, vif et pénétrant, montrait non pas seulement un amateur distingué, mais un artiste achevé, un virtuose plein de pensée et de goût. Je fus surtout frappé des portraits des violonistes qu’il nous peignait tour à tour. J’en veux rassembler quelques souvenirs. -Copelli, dit le baron, ouvrit le premier la route. Ses compositions ne peuvent être jouées qu’à la manière de Tartini ; et il est facile de prouver qu’il a reconnu toute la grandeur du rôle de son instrument. Pugnani est un violon passable : il a du ton et beaucoup d’intelligence ; mais son trait est trop mou dans certains appogiamenti. Que ne

m’avait-on pas dit de Gemianini ! Lorsque je l’entendis pour la dernière fois, à Paris, il y a trente ans, il jouait comme un somnambule qui gesticule en rêvant ; et c’était aussi un rêve pénible que de l’entendre : ce n’était qu’un tempo rubato sans style et sans terme. Malédiction sur cet éternel tempo rubato ! il perd les meilleurs violons. Je lui jouai mes sonates ; il vit son erreur, et voulut prendre de mes leçons, ce que je lui accordai volontiers : mais l’enfant était déjà trop enfoncé dans sa méthode ; il avait trop vieilli là-dessus : il était dans sa soixante-onzième année. - Que Dieu pardonne à Giardini et ne lui fasse pas payer dans l’éternité ! mais c’est lui qui, le premier, a mangé le fruit de l’arbre de la science, et fait, de tous les violons qui l’ont suivi, de coupables pécheurs ; c’est le premier de tous les extravagants. Il ne songe qu’à sa main gauche et aux doigts sautilleurs, et il ne se doute pas le moins du monde que l’âme du chant gît dans la main droite, et que, de chacune de ses pulsations s’échappent les battements du cœur tels qu’ils retentissent dans notre sein. A chacun de ces extravagants je souhaiterais un Jomelli, debout à

leur côté, qui les réveillât de leur cauchemar par un vigoureux soufflet, comme le brave Jomelli le fit en effet lorsque Giardini gâta en sa présence un morceau magnifique. - Quant à Lulli, c’est un fou plus complet encore ; le drôle est un véritable danseur de corde. Il ne saurait jouer un adagio, et tout son talent consiste dans les gambades ridicules qui lui valent l’admiration des ignorants. Je le dis hautement : avec moi et avec Nardini s’éteindra l’art de jouer du violon. Le jeune Viotti est un excellent artiste, plein de bonnes dispositions. Il me doit tout ce qu’il sait ; car c’est un de mes élèves les plus assidus. Mais puis-je tout faire ? Point de persévérance, point de patience ! Il s’est échappé de mon école. J’espère mieux former Kreutzer : il a profité de mes leçons, et il les mettra en pratique à son retour à Paris. Mon concerto que vous étudiez avec moi maintenant, Haak, il ne le joue pas trop mal, en vérité ; mais il lui manque toujours un poignet pour se servir de mon archet. Pour Giarnowicki, je ne veux pas qu’il passe le seuil de ma porte ; c’est un fat et un ignorant qui se permet de mal parler de Tartini, le maître des

maîtres, et qui se moque de mes leçons. Il y a aussi ce petit garçon, ce Rode, qui promet de s’instruire en m’écoutant, et qui pourra bien devenir un jour maître de son archet. - Il est de ton âge, mon garçon, dit le baron en se tournant vers moi, mais plus grave, d’une nature plus réfléchie. - Toi, tu me sembles un peu étourdi. Bon ! cela se passe. - Pour vous, mon cher Haak, je fonde maintenant de grandes espérances sur vous ! Depuis que je vous dirige, vous êtes devenu un tout autre homme. Continuez à persévérer dans votre zèle, et n’épargnez pas une heure. Vous savez que je ne badine pas là-dessus.

Je demeurai frappé de surprise de tout ce que j’avais entendu. J’eus la plus grande peine à attendre le moment d’interroger mon maître, et de lui demander s’il était vrai que le baron fût réellement le premier violon de l’époque, et si véritablement lui, mon maître, prenait de ses leçons ! Haak me répondit que, sans nul doute, il se faisait un devoir de prendre des leçons du baron, et que je ferais fort bien d’aller le trouver un matin, et de le supplier de vouloir bien m’honorer de ses conseils. A toutes mes

questions sur le talent du baron, le maître de chapelle ne répondit rien et resta impénétrable, répétant seulement que je me trouverais fort bien de suivre son exemple. Au milieu de tous ces propos, le sourire singulier qui se montrait sans cesse sur les lèvres de Haak ne m’échappait pas. Et lorsque je m’en allai bien humblement présenter mes désirs au baron, lorsque je lui vins déclarer que l’amour le plus ardent, l’enthousiasme le plus vrai pour mon art m’animaient, son regard, d’abord fixe et surpris, prit insensiblement l’expression d’une douce bienveillance. - Mon garçon, mon garçon, lui dit-il, en t’adressant à moi, à moi, l’unique joueur de violon qui ait survécu aux grands maîtres, tu prouves que tu portes en toi un véritable cœur d’artiste. Je voudrais bien t’aider dans ta marche et te soutenir ; mais le temps, le temps, où prendre le temps ? - Ton maître Haak me donne beaucoup à faire, et puis j’ai maintenant ce jeune homme, ce Durand qui veut se faire entendre en public, et qui s’est bien aperçu que cela ne pouvait avoir lieu avant que d’avoir fait un cours sous ma direction. - Voyons ! - Attends,

attends ! - Entre le déjeuner et le dîner, - ou bien pendant le déjeuner. - Oui, j’ai alors une heure qui me reste. Mon garçon, viens me trouver ponctuellement tous les jours, à midi : je violonnerai avec toi jusqu’à une heure ; ensuite vient Durand.

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